« Voici donc la leçon que le discours présent donne aux citoyens de notre État : Ô les meilleurs des hommes, leur dit-il, efforcez-vous d’être toujours semblables à vous-mêmes! Honorez l’égalité, l’uniformité et les convenances établies par la nature tant en ce qui concerne votre nombre, qu’en tout ce qui est beau et louable […] Ce règlement exclut la passion de s’enrichir ; et il en résulte qu’aucune des voies basses et sordides de faire fortune n’est ni légitime ni permise […] II est également défendu de prêter à usure […] Jamais je n’accorderai que le riche soit véritablement heureux s’il n’est pas vertueux ; et j’ajouterai qu’une grande vertu et de grandes richesses sont deux choses incompatibles. […] Voilà pourquoi nous ne nous lassons pas de répéter que le dernier de nos soins doit être celui des biens de fortune […]

Dans une cité telle que la nôtre, qui doit être exempte du plus grand des maux, je veux dire de la sédition, qui serait mieux nommée dissension, il ne faut pas que les citoyens soient les uns excessivement pauvres, les autres excessivement riches, parce que ces deux extrêmes mènent droit à la sédition. Il est, par conséquent, du devoir du législateur de fixer un terme à l’un et à l’autre. Le terme de la pauvreté sera donc la part assignée à chacun par le sort. […] Cette borne posée, le législateur ne trouvera pas mauvais qu’on acquière le double, le triple, et même le quadruple au delà. Mais quiconque possédera quelque chose de plus, soit, qu’il l’ait trouvé, ou qu’on le lui ait donné, ou qu’il l’ait acquis par son industrie, ou de quelque autre manière que ce soit, donnera ce surplus à l’État. » [Platon, Les Lois, Livre V, Traduction Grou, -347 av J.C.]

 

Profitons du rappel de cette longue citation de Platon, pour revenir sur une des informations de ces dernières semaines : le nouveau PDG d’EDF, Henri Proglio et ses salaires – sur lesquels il nous doit plus que de la lumière…

Ne l’attaquons pas intuitus personae – il n’est que le prototype du PDG actuel, et encore, soulignons que, bien qu’ayant fait HEC, c’est un des très rares patrons fils d’ouvrier, qui a fait toute sa carrière chez Veolia (ancienne Générale des eaux) et qu’il est le prototype du patron anti-« bling bling », ce qui rend ce comportement d’autant plus « intéressant ».

L’affaire est simple : PDG de Veolia, Henri Proglio a été nommé PDG d’EDF en novembre 2009, en exigeant de conservant la présidence de Veolia. Le pouvoir a cédé, et, bien entendu, il a voulu conserver sa double rémunération : 1,6 millions d’euros d’EDF (contre 1,1 M€ pour le prédécesseur, + 45 %) et 450 000 € de Veolia, avant de finalement renoncer à la partie Veolia (mais qui lui versera un total de 13 millions d’euros pour sa retraite chapeau). Soit 125 années de SMIC – sans tenir compte des stock-options…

Bien entendu, en plus de son métier de PDG d’une, pardon, de deux, entreprises du CAC 40, Henri Proglio reste administrateur de 6 autres « petites » entreprises (Lagardère, CNP Assurances, Natixis, Dassault Aviation, Dalkia, Caisses d’épargne), en plus des 14 conseils de Veolia et ses filiales. Soit, une vingtaine de conseils d’administration, se réunissant 8 fois par an, avec une journée de préparation (minimum syndical, l’Institut Français des Administrateurs estime à 3 jours par mois le temps à consacrer à un mandat…) à chaque fois cela nous donne 160 jours de travail par an avant de commencer à s’occuper d’EDF… Bref, les PDG, en dépit de leurs agendas débordés, travaillent généralement bien moins que 35 heures – pour leur entreprise ! D’autant que la quasi-totalité des contrats de travail des salariés interdisent (logiquement) de travailler pour une autre entreprise que celle qui vous verse un salaire pour un temps plein. Mais un PDG a le don d’ubiquité, comme souligné par Christine Lagarde, puisque « Il n’y a pas de cumul opérationnel, puisqu’il est président du conseil d’administration de Veolia, auquel il consacrera un peu de son temps, en étant 100% de son temps chez EDF » (Déclaration 20/1/2010). Bref, Henri Proglio aura pris au pied de la lettre le « travailler plus pour gagner plus »…

Accessoirement, cela entraine une consanguinité préjudiciable, 98 personnes, soit 22 % des administrateurs, détiennent ainsi 43 % des droits de vote des sociétés du CAC 40.

Mais, signe des temps, la réaction médiatique d’indignation a pour une fois été vivace, de nombreux journaux y ayant consacré leur « une ». Ce cadre étant posé, analysons plus en profondeur cette situation des PDG.

Un graphe résume le problème, et permet de visualiser un bon indicateur : le ratio entre le salaire des dirigeants et celui du salaire moyen.

Source : New York Times et Olivier Brumaire

On constate sur cette étude américaine que ce ratio a diminué après la crise de 1929, et est resté remarquablement stable jusqu’à la fin des années 1970, autour de 30, avant d’exploser dans les années 2000. Si la mondialisation a entrainé des effets néfastes sur la croissance et l’emploi, au moins n’a-t-elle pas fait que des malheureux…

Au XXe siècle, des patrons capitalistes comme Henri Ford, Rockefeller ou le banquier J.P Morgan fixaient une limite à ce ratio de rémunération des patrons entre 20 et 30.

On peut aussi le justifier d’une façon mathématique. Il suffit de répondre à la question finalement normative « combien mon responsable hiérarchique doit-il gagner de plus que moi ? » – ce qui correspond à mon objectif naturel de progression de carrière. Il est clair que 2 % de plus n’est pas assez, et que le double est bien trop. Observons le cas réel des salaires moyens d’une grande entreprise, dans le secteur financier :

Cas particulier ici, les salaires des employés les moins qualifiés sont bien plus hauts que le SMIC. Si on partait d’un salaire égal au SMIC sur la première catégorie, on arriverait aux mêmes valeurs pour les cadres avec une croissance de 25 % entre chaque catégorie.

Plus largement, on constate que dans les grandes entreprises, la progression est au maximum entre 25 % et 30 % de plus suivant les niveaux, en dehors des directeurs. Par ailleurs, une grande entreprise compte environ 12 ou 13 niveaux hiérarchiques au maximum. Or, 1,25^11=12 et 1,3^12=23, donc si tous les managers gagnent 25 % de plus que leurs collaborateurs, on arrive à un salaire du PDG d’une entreprise à 12 niveaux hiérarchique égal à 12 fois le salaire minimal (23 fois si 13 niveaux, et 30 % de croissance). Bref, un ratio de 30 est généreux et peut faire sens dans une très grande structure.

En France, en 2007, en comptant bien évidemment les bénéfices issus des stock-options qui sont du salaire différé, le patron le mieux payé était le PDG des AGF, Jean-Philippe Thierry, avec plus de 23,2 M€, soit 1 430 années de SMIC – distanciant largement Henri Proglio, arrivé 8ème patron du CAC 40 le mieux payé, qui devait « se contenter » de 5,8 M€, soit 360 années de SMIC. Soulignons au passage que M. Thierry risque de se voir confier la vice-présidence de l’Autorité de Contrôle Prudentiel que le gouvernement va mettre en place pour contrôler le secteur des assurances – en toute impartialité bien évidemment…

Ainsi, les salaires d’une poignée de patrons, qui noyautent leurs conseils d’administration respectifs, se distribuent des salaires au moins 10 fois trop élevés. On crie à l’indécence, à la cupidité, à la rapacité – ce qui est juste. Pourtant, vu leur emploi du temps, et l’incapacité humaine manifeste à dépenser 100 000 € par jour ouvré, ils sont dans une phase de thésaurisation, d’accumulation de « noisettes » dans leurs coffres. Mais cela n’empêche pas Henri Proglio, déjà titulaire de 20 à 30 M€ de se battre comme un chiffonnier et de poser ses conditions à un gouvernement souhaitant le nommer à la tête d’EDF, pour obtenir 450 000 € annuels de plus (et le gouvernement a perdu…).

Nous verrons dans un prochain billet que l’analyse de Thorstein Veblen, sociologue américain du début du XXe siècle, reste d’actualité, et peut nous permettre de mieux analyser ce comportement.

« Ceux qui aujourd’hui ont le plus convoitent le double. La richesse devient chez l’homme folie. » [Theognis, -540 av. J.-C.]

 

Olivier Brumaire est l’auteur du livre Une crise de Transition, librement téléchargeable sur www.reformons-le-capitalisme.fr (Billet librement reproductible en laissant cette phrase)

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