« Avez-vous lu Veblen ? » demande Raymond Aron en 1970 dans la préface de la « Théorie de la classe de loisir » écrit en 1899 par Thorstein Veblen, économiste et sociologue américain (1857-1929).

Il s’est en particulier intéressé aux motivations des acheteurs. Dans son étude de la classe supérieure (qu’il nomme la classe de loisir), à l’abri des besoins matériels immédiats, il a pointé le rôle central de la vanité et du désir de se démarquer de son voisin.

Veblen distingue quatre époques économiques en Occident : la néolithique, sauvage et paisible ; la barbare, guerrière et prédatrice, marquée par la propriété, l’oisiveté d’une classe dominante et la supériorité masculine ; l’artisanale, qui précède l’époque moderne ; et la machiniste. De nos jours, peut-être aurait-il rajouté l’époque financière, dont il a discerné les germes. Comme nous allons le voir, son analyse est de nature à nous aider à mieux comprendre le comportement avide des PDG, et plus largement, les fondements des inégalités actuelles. Le mieux est de lui laisser la parole – ces extraits sont issus de la « Théorie de la classe de loisir », 1899, aux Éditions Gallimard, traduction de Louis Evrard.

« La classe oisive est une institution dont on observe le plein épanouissement dans les hautes périodes de la civilisation barbare, comme durant l’âge féodal en Europe. […] Les hommes de haute condition […] non seulement ne sont pas tenus d’occuper leurs bras, mais la coutume établie le leur interdit. Le champ des activités qui leur sont permises est strictement limité […] Ces occupations sont le gouvernement, la guerre, la vie religieuse et les sports. »

« L’institution d’une classe oisive s’est fait jour peu à peu […] durant la transition d’une vie habituellement pacifique à une vie uniformément guerrière. […] Elle est la conséquence naturelle d’une discrimination primitive entre des travaux dignes et des travaux indignes. Cette antique distinction veut que soient dignes les activités qui se classent parmi les exploits ; et indignes, celles qui ne font qu’être nécessaires, quotidiennes, et où presque rien n’évoque la prouesse. »

« La chasse perpétuelle au gros gibier requiert plutôt les qualités masculines de robustesse, d’agilité, de férocité : cet exercice ne manquera guère de hâter et d’élargir la différenciation des tâches de l’un et l’autre sexe [NDR : L’exploit masculin qui s’oppose donc à la corvée féminine].

Dans les groupes de chasseurs et de prédateurs, autrement dit de rapaces, c’est aux hommes que va revenir la fonction de chasser et de combattre. Les femmes se chargent des autres travaux. Quant à la chasse et au combat, ils portent le même caractère général : guerriers ou chasseurs, les hommes récoltent ce qu’ils n’ont point semés. La force et la sagacité dont ils font la preuve offensive diffère à l’évidence de cette assiduité que les femmes mettent à façonner la matière. […] Le domaine entier des métiers d’industrie est une suite naturelle des travaux que la communauté barbare primitive classe comme féminins. »

« Ainsi, à ce stade de culture, il n’est pas de fonction ni d’acquisition moralement acceptable pour l’homme qui se respecte, sinon celles qui se fondent sur la prouesse – force ou fraude. Une fois les habitudes rapaces invétérées dans le groupe, il est admis que l’office d’un homme valide dans l’économie sociale est de tuer, de détruire tout concurrent qui, dans la lutte pour l’existence, tenterait de lui résister ou de lui échapper ; de maîtriser et assujettir les forces étrangères et rebelles qui l’entourent. […]

La distinction de l’exploit et de la besogne est une distinction provocante. Les occupations qui entrent dans la catégorie de l’exploit sont dignes, honorables, nobles ; les autres, surtout celles qui ne vont pas sans assujettissement ou soumission sont indignes, dégradantes, viles. Le concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes ».

« Pour le sens commun du barbare, à son estime de la dignité ou de l’honneur, ôter la vie – tuer des concurrents redoutables, bêtes ou hommes – est suprêmement honorable […] En revanche, le travail d’industrie se fait odieux à proportion ; pour le sens commun, le maniement des outils et ustensiles tombe au dessous de la dignité des hommes capables. Le travail devient insupportable. »

« L’émergence d’une classe oisive coïncide avec les débuts de la propriété […] Avec le temps, l’activité industrielle évincera peu à peu l’activité prédatrice. Les occasions de montrer physiquement sa vaillance se feront plus rares, ce qui augmentera l’importance de la preuve indirecte de cette vaillance : la propriété. […]

La possession des biens n’avait été prisée qu’en témoignage de la vaillance ; désormais elle est en soi un acte méritoire. La richesse est intrinsèquement honorable, et confère l’honneur à son propriétaire. Par un surcroit de raffinement, il y aura désormais plus d’honneurs et de raffinement à posséder une richesse transmise par des ancêtres, qu’à en acquérir par ses propres efforts. »

« Du moment où la propriété fonde l’estime populaire, elle devient non moins indispensable à ce contentement de soi que nous appelons amour-propre. Dans toute société où chacun détient ses propres biens, il est nécessaire à l’individu, pour la paix de son esprit, d’en posséder une certaine quantité, la même que possèdent ceux de la classe où on a coutume de se ranger ; et quelle énorme satisfaction que de posséder quelque chose de plus ! Or, au fur et à mesure qu’une personne fait de nouvelles acquisitions et s’habitue au niveau de richesse qui vient d’en résulter, le dernier niveau cesse tout à coup d’offrir un surcroit sensible de contentement. Dans tous les cas, la tendance est constante : faire du niveau pécuniaire actuel le point de départ d’un nouvel accroissement de la richesse ; lequel met à son tour l’individu à un autre niveau de suffisance, et le place à un nouveau niveau de l’échelle pécuniaire s’il se compare à son prochain. […]

Tant que la comparaison lui sera nettement défavorable, l’individu normal, l’individu moyen vivra dans l’insatisfaction chronique et se trouvera mal loti ; et quand il aura rejoint ce qui peut s’appeler le niveau pécuniaire normal, cette insatisfaction fera place en lui à une surtension ; il n’aura de cesse que l’intervalle s’élargisse encore et toujours entre sa position et le niveau dit normal. L’individu qui se livre à une comparaison provocante ne la trouvera jamais assez favorable : il ne demanderait pas mieux que de se classer plus haut encore. […]

Si l’aiguillon de l’accumulation était le besoin de moyens de subsistance ou de confort physique, alors on pourrait concevoir que les progrès de l’industrie satisfassent peu ou prou les besoins collectifs ; mais du fait que la lutte est en réalité une course à l’estime, il n’est pas d’aboutissement possible. »

« Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder richesse ou pouvoir ; il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seule que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi. »

« On s’honorait en s’abstenant de tout travail ; aujourd’hui la décence l’exige. […] Chez les personnes raffinées, […] le travail manuel est noté d’infamie, et ce sentiment peut prendre tant de force qu’en des circonstances critiques, il reniera même l’instinct de conservation. C’est ainsi que certains chefs polynésiens, contraints par l’étiquette, choisirent de mourir de faim, plutôt que de porter, de leurs propres mains, leurs aliments à la bouche. »

« Cet aperçu de l’origine du loisir et de la consommation ostentatoire fait apparaître un élément qui leur est commun et fonde pareillement leur utilité : le gaspillage. Dans un cas, il gaspille du temps, et de l’effort ; dans l’autre, des biens. Ce sont deux méthodes pour démontrer la possession de la richesse, et l’ont admet couramment qu’elles sont équivalentes. […] Le gaspillage ostentatoire est un principe directeur. »

« Avec le temps, l’énergie qui s’épanchait dans l’activité rapace veut à présent s’orienter vers quelques fins censément utile. On en vient à désapprouver le loisir sans but apparent […] Cependant la règle d’honorabilité n’a pas disparu ; elle s’oppose à toute initiative qui tient de l’effort productif, et elle n’admet rien de réellement utile qui passe les bornes d’un engouement passager. Le loisir ostentatoire [… est désormais] moins réel que formel. »

« La tendance à rivaliser – à se comparer à autrui pour le rabaisser – est d’origine immémoriale : c’est un des traits les plus indélébiles de la nature humaine. […] Si l’on met à part l’instinct de conservation, c’est sans doute dans la tendance à l’émulation qu’il faut voir le plus puissant, le plus constamment actif, le plus infatigable des moteurs de la vie économique proprement dite. »

« La rivalité joue ici le rôle de moteur : l’esprit de comparaison provocante nous incite à laisser plus bas que nous les gens de notre condition. […] Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures […] Le critère du convenable en matière de consommation, et il vaut partout où se joue quelque rivalité, nous est toujours proposé par ceux qui jouissent d’un peu plus de crédit que nous-mêmes.

On en arrive alors […] à rapporter insensiblement tous les canons d’après lesquels une chose est considérée ou reçue, ainsi que les diverses normes de consommation, aux habitudes de comportement et de pensée en honneur dans la classe la plus haut placée tant par le rang que par l’argent – celle qui possède richesse et loisir. C’est à cette classe qu’il revient de déterminer, d’une façon générale, quel mode de vie la société doit tenir pour recevable ou générateur de considération »

« Les institutions économiques modernes se divisent en deux catégories, l’une pécuniaire, et l’autre industrielle. Il en va de même avec les activités. Dans la catégorie pécuniaire entrent les occupations qui ressortissent à la propriété et à l’acquisition ; dans la catégorie industrielle, celles qui ont trait à la production et aux règles de l’art. […] Les affaires économiques de la classe de loisir se traitent dans les professions pécuniaires ; celles des classes laborieuses se trouvent dans l’une et l’autre des catégories, mais surtout dans la catégorie industrielle. »

« La discipline des emplois pécuniaires tend à conserver et à cultiver certaines aptitudes à la rapacité ; […] dans cette mesure-là, l’expérience de la vie économique favorise la survie et le renforcement du tempérament prédateur ; elle encourage à penser en rapace. […]

La classe de loisir se recrute aujourd’hui parmi ceux qui ont réussi dans le domaine pécuniaire. On peut donc supposer qu’en fait de particularités rapaces, ces personnes ont été mieux dotées que l’ordinaire. On entre dans la classe de loisir en passant par les activités pécuniaires ; lesquelles, par sélection et adaptation, ne laissent accéder aux plus hauts paliers que certains lignages ; ceux-là même qui, mis à l’épreuve, ont montré des dons de rapace et ont survécu grâce à leurs aptitudes pécuniaires. Un individu retourne-t-il au naturel pacifique, il est aussitôt éliminé et rejeté dans les basses zones du monde pécuniaire. »

« Au début du stade barbare […], pour être digne d’entrer dans la classe, le candidat devait posséder plusieurs dons : le dévouement exclusif au clan, l’aspect imposant, la férocité, le mépris des scrupules, l’acharnement. […] Dès ce début de l’époque barbare, la sélection dégageait les caractères dominants de la classe de loisir, audacieuse dans l’offensive, vigilante dans le respect du rang et sans gêne dans le recours à la fraude […] Le critère de sélection s’est modifié, jusqu’à ne laisser subsister que les aptitudes pécuniaires. Des vertus du rapace reste seulement l’acharnement […]

Pour ce qui est des dispositions naturelles, l’homme de finance s’apparente au délinquant […] en ce qu’il convertit sans scrupules hommes et biens à ses propres fins, qu’il considère avec un mépris endurci les sentiments et aspirations d’autrui, et qu’il se soucie fort peu du résultat éloigné de ses actes ; mais il en est tout différent par le sentiment très vif qu’il a du rang social, et par la clairvoyance et l’application qu’il apporte à des visées plus lointaines. »

 

Ainsi, cette vision, émise il y a plus d’un siècle, permet de mieux comprendre le comportement des PDG, en le rattachant finalement à l’aristocratie de l’Ancien Régime, arc-boutée sur ses privilèges, dont elle estimait qu’ils constituaient sa raison de vivre, en justifiant son rang. On retrouve cette morgue dans l’affaire Proglio, où un PDG se sent désormais de taille à poser ses conditions au gouvernement – et à gagner… Nous analyserons dans un dernier billet les conséquences mortifères de cette situation.

« L’appât du gain existe depuis que le monde est monde. Mais cette pulsion n’est pas plus grande que l’envie du bien. Celle-là aussi nous est constitutive, sinon, comment expliquer que nombre d’entre nous soient attirés par des organisations à but non lucratif, des ONG, des associations caritatives et même des congrégations religieuses ? » [Muhammad Yunus, Prix Nobel de la Paix, cité par Florence Noiville, J'ai fait HEC et je m'en excuse]

Olivier Brumaire est l’auteur du livre Une crise de Transition, librement téléchargeable sur www.reformons-le-capitalisme.fr (Billet librement reproductible en laissant cette phrase)

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